Rencontre avec Danielle Quinodoz

Vieillir ? Une découverte !


Envisager sereinement le temps qui passe est un art, rappelle Danielle Quinodoz. Il implique un engagement actif de la personne âgée comme de son entourage.

On n’est guère étonné, après avoir lu l’ouvrage de Danielle Quinodoz, de découvrir en son auteur une personnalité lumineuse. Le pétillement de ses yeux, simple et profond, invite à demeurer longtemps dans son cabinet de consultation.


« Tourner la page, oui, mais après l’avoir lue » ! tel est le crédo de la psychanalyste de renom, qui fut longtemps consultante auprès des Institution universitaires de psychiatrie à Genève. Après plusieurs ouvrages remarqués, elle publie aujourd’hui Vieillir, une découverte, fruit d’une expérience aussi personnelle que professionnelle.

On y découvre non seulement que vieillir peut être une magnifique aventure, mais que la perspective même de la mort peut être source d’enrichissement. Rencontre.


- Ce livre, vous avez attendu longtemps avant de l’écrire…

- Oui, pendant dix ans j’ai été consultante en gériatrie. J’ai formé de nombreux jeunes médecins qui se spécialisaient dans ce domaine à développer des psychothérapies et des analyses. L’idée d’un tel travail de consultante m’était venue dès le jour où j’avais entrepris l’analyse d’une patiente de soixante dix ans. L’expérience fut si riche que j’ai accédé à la demande de supervision des psychiatres.

- Pourtant, dès ses premiers écrits, Freud n’avait pas caché son scepticisme à analyser des personnes âgées.

- Freud avait lui-même quarante huit ans quand il estimait effectivement que les personnes âgées, dès l’âge de cinquante ans, n’avaient plus la plasticité d’esprit nécessaire. Il craignait que, leurs souvenirs étant si nombreux, ceux-ci s’accumulent et prolongent indéfiniment l’analyse ! Or, lui-même a continué d’écrire et d’analyser jusqu’à sa mort. Il a fini par découvrir que la plasticité n’est pas automatiquement affectée par l’âge et que la mémoire ne procède pas d’un empilement passif de souvenirs mais qu’elle est bel et bien une affaire d’intégration dynamique.

- Par capacité d’intégration, il faut comprendre celle d’établir des liens entre les différents éléments de sa vie. Ceci dans le but de l’envisager dans sa totalité.

- Exactement. Chaque nouveau souvenir enrichit la personnalité. Il peut à la fois changer le sens de ce qu’on a vécu avant et préparer le terrain, influencer le futur. Il s’agit là d’un remodelage constant. Cela dit, toutes les personnes âgées ne parviennent pas forcément à effectuer ce remodelage.

- Parce qu’elles sont âgées ?

- Non, cette capacité est liée à la personnalité. Certains caractères sont plus souples que d’autres, ils disposent simplement d’une meilleure capacité d’intégration. Il est possible que le vieillissement accentue le caractère qu’on avait précédemment.

- Au fond, la « recette » pour bien vieillir est la même à n’importe quel âge : jeune ou vieux, il s’agit d’établir des liens entre les différents moments de sa vie et ses souvenirs.

- Et c’est plus facile à dire qu’à faire ! Il est vrai qu’une personne âgée fonctionne comme une plus jeune. Toutefois, il y a une différence : plus on réalise qu’on arrive à la fin de sa vie, plus il y a une urgence à découvrir le sentiment de totalité de sa propre histoire ; on a le désir de trouver une cohérence à sa vie. Or, ce besoin est spécifique aux personnes âgées. Quand on est plus jeune, on est pris par une foule d’activités qui nous pousse sans cesse à l’action, de telle sorte qu’on n’a pas le temps de penser à sa propre histoire. Tandis que quand vient la dernière ligne droite, on se pose les questions essentielles qu’on avait escamotées plus tôt.

- Il s’agit, dites-vous, de vieillir activement…

- Quant on est vieux, il se rajoute en effet quelque chose d’autre : la tendance à vieillir passivement, sans savoir qu’on vieillit, en faisant une sorte de déni de la prise de conscience que la vie a un début et une fin, qu’on va forcément vers la mort. C’est humain. On peut ainsi être tenté de vieillir passivement, encore plus qu’on a vécu passivement ! On se contente alors de juxtaposer les éléments de sa vie, sans établir de liens entre eux. Dans La Montagne magique de Thomas Mann, la vie se déroule de façon si monotone, si régulière et prévisible que la mort ne semble pas exister et que les pensionnaires n’en éprouvent pas l’angoisse. En apparence, seulement. A la vérité, ils s’ennuient mortellement !

- Davantage que trouver un sens à sa vie pour bien vieillir, vous préconisez de trouver une cohérence…

- Oui, et cette cohérence ne peut advenir que dans la mesure où on ne supprime pas la durée de vie. Alors, seulement, chaque moment devient intense, on conserve la capacité de s’étonner devant chaque minute qui survient.

- Au fond, vous écrivez sur quelque chose que vous ne connaissez pas si bien que ça. Vous êtes l’apprentie votre étude !

- C’est précisément pourquoi j’ai attendu, pour écrire ce livre, ce jour où je serais vieille à mon tour ! Pour être crédible.

- Et ce jour vous est venu au cinéma.

- Pour la première fois, on ne m’a pas demandé ma carte sénior. Il suffisait de me regarder ! Pour en revenir au livre, j’ai d’abord imaginé que j’allais juxtaposer mes articles pour en faire un ensemble. Mais j’ai réalisé que c’eût été précisément vieillir passivement. Je les ai finalement repensés en fonction de ce que je vivais au jour le jour, de ce que j’avais vécu et de ce que je pourrais vivre encore.

- Vous n’abordez pas la question religieuse.

- A chacun de trouver sa réponse aux grandes questions. Cependant, il est des vérités universelles. C’est le cas de l’Evangile, j’ai pu m’en inspirer dans ma psychanalyse. La façon d’aimer y est présentée de façon universellement utile.

- Vous citez Yalom : « Est éternel ce qui a trempé dans la noirceur de la vie. »

- Parce qu’on ne peut pas vieillir activement si on ferme les yeux sur ce qui a été noir. On ne peut pas pardonner si on oublie les traumatismes que d’autres nous ont infligés. Oublier est un mécanisme de défense qui permet très mal de se défendre. Avec les personnes âgées, j’aime m’entretenir des « secondes d’éternité » dont elles se souviennent ; c’est-à-dire des moments d’extrême intensité, fussent-ils heureux ou douloureux.

- Vous développez abondamment ces « secondes d’éternité ».

- Elles sont fondamentales quand on repense à sa vie. Or, il ne suffit pas de les identifier. Encore faut-il les intégrer dans vie quotidienne, dans le temps chronologique. Pour ce qui me concerne, longtemps je me suis sentie écartelée entre les secondes d’éternité et ma vie de tous les jours. J’ai mis des années à le comprendre que ces deux qualités du temps, si différentes soient-elles, coexistent. Quand on en prend conscience, on décolle. Il en va comme pour le musicien, toutes les gammes ne suffisent pas, elles doivent ouvrir à quelque chose de sublime. De même pour l’expérience de l’amour : les secondes qui nous ont illuminés, il s’agit de les entretenir. Ou encore l’aventure de la naissance : c’est à la fois magnifique et fastidieux, il faut sentir au quotidien l’illumination de l’amour pour continuer.

- Cette réappropriation de soi a néanmoins des limites. Il subsiste toujours une part de mystère.

- Beaucoup de choses s’éclairent avec le temps qui passe. Mais, bien sûr, on ne comprend jamais tout, on n’aura jamais fini de comprendre. Cela ne veut pas dire que la vie soit incompréhensible.

- La vie est belle ?

- A condition d’intégrer la noirceur. Il est des moments, même dans la douleur, où on touche à cette beauté. Il faut s’accrocher à ces secondes d’éternité. Apprendre à les voir. A cet égard, l’entourage des personnes âgées est décisif pour les aider à les repérer, à les formuler, mais il est trop souvent occupé pour cela. Pourtant, les choses apparemment banales exprimées par les personnes âgées sont souvent fondamentales.

Propos recueillis par Serge Bimpage

Vieillir, une découverte, par Danielle Quinodoz. Editions PUF, 304 pages.